De grands peintres ont aussi été de grands amoureux. Ils ont aimé leur modèle. Des siècles plus tard, la trace de leur amour est encore visible, sensible, vivante, dans les portraits qu’ils ont laissés.
Ton visage est noble : il a la vérité des yeux dans lesquels tu saisis le monde. Mais tes parties velues, sous ta robe, n’ont pas moins de vérité que ta bouche. Ces parties, secrètement, s’ouvrent à l’ordure. Sans elles, sans la honte liée à leur emploi, la vérité qu’ordonnent tes yeux serait avare.
En lisant ces lignes, on comprend ce qui fait la force de certains portraits : la Fornarina de Raphaël, par exemple, où ce peintre que l’on admire surtout pour ses Madones montre ici, au moyen d’une figure en buste, certes dénudée mais bien pudique pour notre époque exhibitionniste, toute la puissance de l’emprise charnelle exercée sur lui par cette belle jeune femme. Ce tableau, découvert dans son atelier après sa mort, témoigne qu’un portrait n’est pas seulement la représentation des traits visibles d’une personne, mais celle aussi des liens invisibles qui lient le peintre et son modèle.
Dans le genre générique du portrait, il serait intéressant de faire une collection de tous ces visages peints par des artistes amoureux, et de les mettre en regard d’autres portraits tout aussi expressifs, mais dont l’expressivité ne doit rien à l’intimité. Pour comprendre enfin comment « la vérité qu’ordonnent tes yeux » qu’évoque Bataille peut avoir, même quand il ne s’agit que de peinture, « surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées », la force foudroyante du désir.
Croiser les yeux d’un tel portrait, et ressentir le même frisson qui nous saisit dans le monde réel face à un vrai visage, voici sans doute la bonne manière de définir la cote d’une peinture, la seule qui vaille : sa cote d’amour.
Texte extrait de "Peindre en liberté n°5, la figuration créative"
230 pages 21 X 29,7 cm - Recueil de textes d'Yves Desvaux Veeska, publiés dans Artistes magazine de 1997 à 2015.