"L’expérience qu’il avait acquise en matière de cartographie était en bien des points semblable au talent du musicien qui, à la seule lecture d’une partition, et sans ouvrir les lèvres ni avoir même à fredonner, entend les voix entrecroisées du quatuor à cordes chanter en lui. De même, par la seule évocation des symboles, par le déchiffrement des aplats de couleur et des courbes de niveau, il avait la capacité de voir se dérouler sous ses yeux ces immenses paysages de plaines et de forêts. L’aveugle ne reconnaît-il pas la consistance des objets en les effleurant des doigts ? De même, il lui suffisait de suivre un trajet du bout de son index sur une carte : aussitôt lui était donné l’impression de fouler le vert tendre des prairies, de longer les méandres d’une rivière, de passer entre les traits resserrés des cols ou des gués, de gravir l’ocre pâle des versants escarpés, de calculer le temps qui lui restait à marcher avant de faire étape dans une grange ou une crique, de se caler le dos contre une roche couverte de mousse à proximité de la chevelure inlassablement déroulée d’une cascade.
Des voyages, il ne voulait par conséquent plus connaître que ceux qui se font dans l’immobilité de la chambre, qui alimentent les rêves, qui donnent à lire leur parcours grâce aux sentiers qu’on suit en pointillé sur le papier, là où l’odeur de l’encre et de la gouache remplace celle des aiguilles de pin et des feuilles pourries dans les sous-bois, quand les reliefs reprennent leur volume au sein de la géographie abstraite et glacée des planisphères. (…)
Car c’est avec une patience infinie, et avec le même souci, la même intention qu’y aurait mis un peintre que Louis Legrand avait coloré en bleu la masse liquide des océans ainsi que les lacs, les fleuves et leur estuaire, en ocre pâle l’étendue des terres habitées, en vert les forêts, en jaune safran le sable des déserts, en carmin puis en blanc selon leur altitude les différentes chaînes de montagnes. Car, en bon cartographe, il savait qu’il ne devait pas se contenter de reproduire les choses à l’identique, mais qu’il lui fallait aussi faire œuvre d’artiste. Certes, il s’essayait bien à les restituer telles quelles, à les rendre tangibles, mais cela plus par analogie que par simple décalque, de manière à laisser place à l’imagination, qui seule est susceptible de donner aux reliefs l’épaisseur qu’ils n’ont point sur la carte."
Alain Nadaud, Le Vacillement du monde (2006)
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