Charles Juliet considère parfois durant toute une journée la valeur qu’il accordera à un unique mot. Une pareille tâche comporte beaucoup plus de pauses, de moments incertains, de renoncements que d’instants où l’on avance. Une fois de plus, la lenteur n’apparaît pas comme le signe d’un relâchement. Elle signifie les périls (de la banalité, de la cacophonie) auxquels l’artiste entend échapper.
Jour 3 — Mardi 30 avril 2013 – Gestes uniques en série
Vous préparez 4 feuilles. La feuille 1 est pliée en deux de façon irrégulière, avant d’opérer dedans des découpes pour obtenir un pochoir avec des effets de répétition et de symétrie. Vous posez ce pochoir sur la feuille 2. Vous badigeonnez l’ensemble du pochoir (pas seulement les creux) de liant acrylique ici, et de gesso là. Puis vous appliquez la feuille 3 sur le pochoir fraichement badigeonné, pour y recueillir des traces de liant et de gesso. Séparez rapidement le pochoir et les 2 autres feuilles pour qu’ils ne se collent pas entre eux. Laissez sécher. Vous avez ainsi des fonds encore blancs, mais avec des textures différentes (liant, gesso, papier nu) mises en formes par le pochoir et les effets de débordements et de pression.
Sur la feuille 2, après séchage de la texture créée, vous étalez à la brosse des zones de couleurs variées aux formes simples mais irrégulières, en laissant des blancs. Les couleurs doivent avoir une consistance entre visqueuse et mouillée, c’est-à-dire être abondamment allongées d’eau et de liant acrylique. Puis sans attendre vous raclez de haut en bas sur toute la largeur de votre feuille, au moyen d’une règle dont vous modulez la pression. Important : raclez en un seul passage, sans revenir sur vos traces, pour ne pas brouiller la fraîcheur de l’effet de raclage. Puis vous utilisez la peinture ramassée par le raclage en l’étalant sur la feuille 3, et en en rajoutant encore, pour couvrir cette feuille d’une couche colorée étalée cette fois avec une large brosse (ou un balai si vous avez). Les couleurs doivent être passée en une seule fois, pour ne pas se salir par trop de mélanges aléatoires. Sur cette couche bien mouillée mais pas seulement liquide, vous appliquez le pochoir pour qu’il y imprime ses formes, puis la couleur recueillie par le pochoir est appliquée sur la feuille 4 pour une autre empreinte.
Les effets colorés, et structurés par le pochoir, des feuilles 2, 3, et 4 sont à finir au pinceau fin, pour jouer du contraste entre la matière brute et la délicatesse des finitions.
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Jour 4 — Mercredi 1er mai 2013 – Arrêt sur image
Lorsqu’on a beaucoup marché, il faut s’arrêter pour laisser à l’âme le temps de nous rejoindre.
Les trois premiers jours du stage nous ont laissé beaucoup de beaux débuts que nous n’avons pas eu le temps de finir. Et un certain chaos (fertile, mais chaos quand même) dans l’atelier. C’est le moment de faire une pause pour regarder, avec une attention neuve, ce qui a été commencé, et en imaginer la suite.
Kuo Ssu relate la manière de peindre de son père Kuo Hsi : « il avait l’habitude, lorsqu’il allait peindre, de s’asseoir près d’une fenêtre claire. Il mettait en ordre la table, brûlait de l’encens et disposait soigneusement l’encre et les pinceaux devant lui. Ensuite, il se lavait les mains, comme pour recevoir un hôte distingué. Il restait silencieux longuement, afin de calmer son esprit et de rassembler ses pensées. C’est seulement lorsqu’il possédait la vision exacte qu’il commençait à peindre. Il disait souvent sa hantise de se trouver devant sa propre œuvre avec un regard distrait.
Rien ne nous est donné directement. Le centre ne peut être atteint en une fois. Il faut des contournements, des retraits, des abandons, des réserves, des va-et-vient, la lente spirale des heures et leur dissolution en fumée. Il faut la solitude, le désert, l’horizon perdu de vue, l’oubli des évènements antérieurs et l’absence de recours. Tout est donné dans un temps qui n’est pas donné.
J’aime peindre parce que j’aime vivre (…) Le peinture a fait d’un intellectuel aux mains soignées un artisan. Elle a fait davantage : grâce à la peinture, je suis devenu l’artisan de moi-même.
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Jour 5 — Jeudi 2 mai 2013 – Présences secrètes
Travail sur deux techniques matiéristes : collage / ponçage — transferts. En 2 compositions, sur 2 feuilles.
Réserver au moyen d’un cache, et dans chaque composition, une forme qui dans un premier temps restera non peinte (silhouette humaine, signe d’écriture, forme géométrique simple et lisible). Taille de cette forme réservée : environ 10 % de la surface de la composition.
Pour le collage - ponçage, vous collez des bandes horizontales de papier magazine déchirées et non découpées, en les faisant se chevaucher légèrement. Collage de haut en bas, avec des bandes de largeur croissante, comme une succession de plans dans un paysage. Puis vous poncez à la laine d’acier ultrafine. Après ponçage, vous retirez le cache. Il s’agit maintenant de peindre la forme réservée de façon à ce qu’elle fusionne avec le fond, sans tout à fait s’y confondre : comme une présence secrète.
Pour les transferts, vous choisissez des gros titres de journaux en limitant les couleurs (noir, blanc, rouge), et vous les enduisez de gesso pour les coller en rangs serrés. Avant le séchage total, vous arrachez les papiers collés pour ne garder que des traces inversées d’écriture, produisant une sorte de « murmure visuel ». Après cette étape, vous libérez la forme réservée par le cache, et vous cherchez à l’intégrer à la matière présente, toujours dans un esprit de présence secrète.
Les actes sont des formes vides, la vie pénètre par le secret de l’intention.
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Jour 6 — Vendredi 3 mai 2013 – Finir avec simplicité
Conclure les peintures inachevées des jours précédents, à la lumière de Miró :
La même démarche me fait chercher le bruit caché dans le silence, le mouvement dans l’immobilité, la vie dans l’inanimé, l’infini dans le fini, les formes dans le vide, et moi-même dans l’anonymat.